Histoire d’une vie, d’Aharon Appelfeld

Ce livre reposait sur mes étagères depuis longtemps. Je cherchais sans doute des classiques de la littérature israéliennes à l’époque où je l’ai acheté. En tout état de cause, il a survécu à de nombreux tris et déménagements. Pourquoi l’avoir sorti de mon étagère pour les dernières vacances de printemps? C’est une récente émission du Book Club de France Culture avec l’autrice et traductrice Valérie Zenatti et l’éditeur Olivier Cohen (disponible ici) qui m’a donné envie d’ouvrir L’Histoire d’une vie de cet auteur majeur, rescapé de la Shoah, admiré de Philip Roth. De son vivant, Aharon Appelfeld a insisté pour qualifier ce livre de ‘roman’, écrit à la première personne et rassemblant les souvenirs, impressions d’un enfant qui a traversé le pire seul.

Le livre s’ouvre d’ailleurs sur une impression forte, une sensation puissante et marquante pour moi car liée à un plaisir gustatif. Je suis persuadée que ce que nous mangeons, dans notre enfance puis tout au long de notre vie, nous façonne et laisse des traces indélébiles. Alors que l’auteur précise bien dans sa préface que son livre rassemble des “fragments de mémoire (…) fuyante et sélective”, cette scène décrite avec netteté, évoquant le plaisir et la joie que le héros et ses parents ont partagé ensemble en mangeant des fraises tout juste cueillies par une paysanne, avant que l’horreur ne les sépare, a non seulement ravi et touche la lectrice/gourmande que je suis mais m’a laissé à penser que l’alimentation est définitivement un sujet politique, social et également littéraire.

Puis l’horreur arrive, soudainement. En tout cas pour le tout jeune héros dont l’entourage a dû faire de son mieux pour lui cacher les prémisses de la catastrophe. Le lecteur devine toutefois l’angoisse du père, qui fait tout ce qu’il peut pour emmener sa famille loin de la Bucovine, région située à cheval entre l’actuel Roumanie et l’Ukraine, sans succès. Nous suivons alors le héros dans les méandres de ses souvenirs, dans les forêts ukrainiennes, les camps de réfugiés en Italie, avant d’arriver en Palestine. Les allers-retours dans l’espace et dans le temps se multiplient, comme autant de jalons de cette trajectoire difficile et traumatisante, laissant à voir l’immense difficulté, voire l’impossibilité, de raconter l’indicible. C’est sans doute pourquoi l’auteur a préféré passer par la fiction pour raconter l’Holocauste, chose que ses contemporains et compatriotes lui ont souvent reproché semble-t-il.

L’Histoire d’une vie nous offre aussi un récit personnel et intime sur la construction d’Israël après la Guerre. Quand je pense à Israël dans ce contexte post seconde Guerre Mondiale, la scène finale du film Black book Paul Verhoeven où le spectateur retrouve l’héroïne, qui a perdu sa famille et subi des horreurs pendant la Guerre, quelques années plus tard sur une plage ensoleillée de Palestine où la rejoignent un mari et un enfant, supposément son mari et sa fille. Cette scène douce et ensoleillée est une promesse de happy end pour les Juifs d’Europe de l’Est, qui ont connu les pogroms et la persécution bien avant l’arrivée des Nazis au pouvoir. A lire Aharon Appelfeld, on comprend que c’est un peu plus compliqué que cela. Le déracinement, l’apprentissage difficile de l’Hébreu au détriment de sa langue maternelle, le Kibboutz, l’armée, la scolarité puis les études qu’il faut reprendre à zéro alors que les jeunes Israéliens nés en Palestine ont déjà tout le bagage culturel et langagier qu’il faut n’ont rien d’un “happy end”.

La réflexion d’Aharon Appelfeld sur le langage, les mots, alors que le mutisme de son héros est aggravé par l’apprentissage forcé de l’Hébreu est intéressante et troublante. L’auteur prolifique de plus d’une quarantaine de livres dit se méfier des mots et nous explique de manière assez convaincante que seul le langage corporel nous révèle les réelles intentions de notre interlocuteur, surtout en temps de guerre. On peut alors s’interroger sur les raisons qui ont poussé l’auteur à embrasser cette profession où le mot est la seule matière première. A travers ce paradoxe, je lis le parcours d’un homme hanté, déterminé et exigeant, cherchant pour toujours ses parents.

Les dimensions multiples de ce court roman sont vertigineuses. Voilà un livre qui touche profondément, fait réfléchir, instruit. Le tout en 212 pages. Que dire de plus?

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