Une fratrie, de Brigitte Reimann

C’est un article de Libération qui a attiré mon attention sur ce roman d’une autrice est-allemande, paru (et expurgé par les autorités) en 1963 et récemment ressorti et traduit en français dans son intégralité. Alors que les lettres germanophones étaient à l’honneur de la Foire du livre de Bruxelles, je me suis dit que je pouvais commencer par ce livre prometteur pour combler mes lacunes; car je dois bien avouer que j’ai peu lu de livres traduits de l’allemand (langue que je ne parle pas).

Choix judicieux. Déjà, on ne lit pas de littérature de l’ex-Allemagne de l’Est tous les jours et j’étais très touchée par le portrait de cette famille qui vit à l’Est de Berlin et assiste à son déchirement, entre colère, tristesse et résignation. L’héroïne et narratrice, Elisabeth, est une jeune peintre travaillant dans un combinat dont la mission est d’apporter l’Art au monde ouvrier et le représenter à travers ses toiles. Elle a deux frères plus âgés qu’elle. L’aîné, Konrad, a déjà fui à l’Ouest et le cadet, Ulrich, nourrit ce projet car il étouffe et se confie à sa sœur. Elisabeth tente alors de le persuader de rester, aidée dans cette entreprise par son petit ami Joachim, zélé et convaincu du bien-fondé du régime socialiste et de son projet sociétal.

« “Je me demande pourquoi vous deux, frère et soeur, avez choisi des chemins si différents. Vous vous êtes mis en route depuis la même porte, avez reçu la même éducation, avez eu les mêmes possibilités de régler vos comptes avec le monde qui vous entourait...” »
— Une fratrie, chapitre 10.

Tout l’objet du livre est de nous faire comprendre pourquoi Elisabeth ne peut pas laisser “Uli” partir. Pour la nouvelle Allemagne qu’elle pense construire, certes. Sa joute oratoire avec Konrad, dont elle est moins proche et qu’elle retrouve exceptionnellement le temps d’un déjeuner à Berlin, témoigne de sa conviction de participer à une révolution politique et sociale ainsi que du gouffre qui se creuse entre elle et ceux de “l’autre côté”. Et c’est bien cela qui effraie Elisabeth: elle tente de retenir Uli pour ne pas perdre une partie d’elle-même. Son récit revient longuement sur l’histoire de sa famille, ses souvenirs d’enfance, d’adolescence et prend la nature pour décor et témoin silencieux des grands et petits moments de son existence. Arbres, fleurs et animaux sont omniprésents dans ce roman emprunt de mélancolie.

« Je traversai en courant la rue embourbée, l’eau de pluie brillait dans la boue. Des branches d’amandiers en fleurs se glissaient entre les lattes de la barrière. J’avais gardé le goût des lèvres de Joachim, l’odeur de sa peau...Soudain, sans crier gare, une idée me frappa comme une bourrasque glaciale: sommes-nous obligés d’implorer ce dénommé Ulrich Arendt, de le courtiser, d’en appeler à son sens moral? Ce qu’il n’a pas appris en quinze ans, il ne l’apprendra pas davantage en une seule matinée.  »
— Une fratrie, chapitre 4

Je ne me souviens pas de tous les cours que j’ai pu suivre pendant mes études, loin de là, mais la leçon inaugurale de Jean-Michel De Waele à l’ULB sur les “Pays d’Europe Centrale et Orientale” m’avait profondément marquée car; et c’est ce que l’on doit exiger des études supérieures, il m’avait fait réfléchir en ouvrant d’autres perspectives sur les pays situés à l’Est du Rideau de fer. Oui, les gens n’y étaient pas libres de lire, écrire ce qu’ils voulaient. Oui, on ne pouvait voter que pour un seul parti lors d’élections dont le résultat était attendu. Oui, on ne pouvait pas voyager facilement, fréquenter des lieux de culte en paix. Et, oui, il y avait de la corruption à tous les étages. Mais percevoir les “pays de l’Est” comme un grand trou noir où le temps se serait arrêté jusqu’à la chute du Mur de Berlin serait une erreur, voire une insulte pour les personnes qui y ont vécu, travaillé, fait la fête, sont tombés amoureux...Ce roman en est une très belle illustration et doit constituer un matériau formidable pour les historiens, en plus de ses qualités littéraires indéniables. La sincérité d’Elisabeth, pour qui l’idéal socialiste signifie réellement quelque chose, est d’autant plus touchante qu’elle est elle-même tourmentée car victime de la mesquinerie, la jalousie, l’arrivisme et la misogynie d’apparatchiks masculins du Parti qui se liguent contre elle dans son combinat, sensé offrir un modèle d’organisation entrepreneuriale révolutionnaire et égalitaire.

Une très belle lecture, offrant une réflexion sur les liens familiaux, l’histoire récente de notre continent ou les craquelures des idéologies.

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