Ma rentrée littéraire

Nous sommes faits d’orage, de Marie Charrel

C’est la fin de l’été et je cherche un peu ma prochaine lecture, tout en sachant que les livres viennent à nous. Une libraire invitée à partager ses coups de cœur de la rentrée littéraire dans La Grande Librairie évoque un roman au titre intrigant, dans lequel une histoire familiale compliquée sur deux générations s’entremêle avec l’Histoire d’un petit pays que je connais mal: l’Albanie. Bingo: j’ai ma réponse, me procure Nous sommes faits d’orage, paru en août dernier aux Editions les Léonides, et le lis en quelques jours.

« Qui décide combien d’épreuves chacun est capable de traverser durant une vie, combien de fois il est possible de se relever avant de jeter l’éponge? »
— Nous sommes faits d'orage, de Marie Charrel

Nombreux furent mes voyages en lisant ce livre emprunt de poésie. Dans le temps d’abord, la narration fait continuellement des va-et-vient entre les époques (des années 1960 à 2024), laissant le soin aux lecteurs de tisser progressivement les fils de l’intrigue et les liens qui unissent les différents personnages. Ce parcours historique donne à voir comment une politique délirante, en l’occurrence la sombre dictature communiste d’Enver Hoxha, bouleverse des territoires, des écosystèmes et des destins. Vraiment fascinant, quoique navrant quand on découvre les souffrances infligées, qui semblent encore avoir des répercussions aujourd’hui.

Les voyages dans l’espace, ensuite: bien que quelques passages se déroulent en Islande, l’Albanie, ses paysages, sa capitale Tirana et sa culture sont à l’honneur dans ce roman. J’ai senti l’attachement que l’autrice semble avoir pour ce cette partie des Balkans, notamment en mâtinant son récit de références au Kanun, code coutumier albanais vraisemblablement toujours en vigueur, ou à la légende de la Kulshedra; et j’ai apprécié qu’elle nous ouvre les portes d’un pays méconnu, à la richesse culturelle sous-estimée. Par ailleurs, une de ses héroïnes étant écoacousticienne, Marie Charrel nous offre de très belles et surprenantes pages d’exploration sensorielle, qui confine à l’onirisme, d’une région montagneuse reculée à la beauté époustouflante.

Dans ce roman dense et riche, qui doit sans aucun doute être le résultat de beaucoup de travail, il est également question d’amour, de maternité, de transidentité, de violences, de résistance et de poésie. Tout cela sans pesanteur ni égarements. Chapeau.

Ecarlate, de Christine Pawloska

C’est en regardant l’émission culturelle de la chaîne locale Bx1 dédiée aux libraires à l’occasion de la rentrée (disponible ici) que j’ai entendu parlé de cette redécouverte littéraire. Quelques semaine plus tard, lors d’un week-end maussade qui n’avait pas très bien commencé, j’ai pris la décision d’emmener ma fille avec moi chez la libraire qui avait conseillé ce court roman ainsi que l’enquête de Pierre Boisson sur sa mystérieuse autrice. Nous nous sommes donc rendues à la magnifique librairie Herbes Folles à Anderlecht (allez-y, c’est à deux pas de la station de métro Saint Guidon). Nous y avons passé un très beau moment, rechargé notre hotte de livres pour toute la famille ainsi que nos batteries émotionnelles. Et je suis notamment repartie avec Ecarlate ainsi que Flamme, volcan, tempête.

Difficile de prendre son temps pour lire Ecarlate, et pas uniquement parce que ce roman autobiographique ne fait “que” 110 pages. C’est un livre fulgurant, sur la quintessence de la souffrance adolescente et de la dépression juvénile. Toute personne un tant soit peu empathique de plus de quinze ans ne peut qu’être happée par un tel récit d’une jeune ado insomniaque, qui développe une haine solide pour sa mère ainsi que des aspirations mortifères, narrées avec exaltation. Par ailleurs, ce livre est, à mon sens, extrêmement bien écrit. Comment peut-on sortir de telles phrases, qui peuvent facilement faire toutes l’objet de citations - comme le titre Flamme, volcan, tempête - quand on a une vingtaine d’années? En revanche, pour avoir connu une personne très torturée à l’adolescence, je n’ai pu m’empêcher de voir une forme de nombrilisme et de suffisance dans les mots durs d’une jeune femme qui se sent bien seule dans un monde d’imbéciles. Le récit de Pierre Boisson jette la lumière sur la vie difficile de l’autrice, ce qui m’a permis de prendre de la distance par rapport à ma lecture personnelle, et ma réaction un chouïa épidermique. Je conseillerai donc de commencer par lire Ecarlate avant d’enchaîner sur Flamme, volcan, tempête.

Quelque soit notre expérience de lecteurs, Ecarlate est pour moi de la trempe d’un Attrape-coeurs. Les ados y entendront peut-être une voix qui leur parlera et les parents d’ados réfléchiront à deux fois avant d’entrer en guère avec leurs rejetons, ou se consoleront en se disant que d’autres sont passés par là avant eux.

Flamme, volcan, tempête, de Pierre Boisson

Christine Pawlowska, de son vrai nom Christine Kujawa, est décédée en 1996 en ayant publié aucun autre livre. Très vite, en lisant le portrait que Pierre Boisson lui consacre, après avoir été ébloui par Ecarlate et surpris de ne pouvoir lire aucune autre œuvre de cette mystérieuse Christine Pawlowska, je me suis posée la question de la distance que doit prendre un journaliste, un auteur avec son sujet, particulièrement quand ce dernier a vécu dans un passé récent et que ses proches sont toujours en vie. L’empathie, l’admiration, la passion, le travail et l’énergie consacrés à cette enquête sont palpables dans chaque page et rendent la lecture de l’ouvrage également addictive. Pierre Boisson m’a ouvert des portes d’interprétation sur certains passages du court roman de Christine Pawloska, auxquels je n’avais pas pensés et qui m’ont paru faire sens, témoignant d’une véritable empathie et d’une grande sensibilité. Par ailleurs, et c’est là que je suis à la fois très reconnaissante et un peu “inquiète” pour l’auteur: j’ai eu l’impression -peut-être erronée - que Pierre Boisson s’est jeté à corps perdu dans ses recherches, entretiens et analyses, nous livrant ainsi un magnifique portrait d’une écrivaine, poétesse à la vie compliquée, d’une France modeste ou marginalisée, des années 60 à 90, mais sort-on d’un telle épopée indemne? Lors de ses échanges avec les proches de Christine Pawlowska, que Pierre Boisson appelle “Christine”, ce dernier se retrouve être le récipiendaires d’effets personnels, ou d’écrits, notamment des poèmes de Christine Pawlowska, dont certains sont restitués dans le livre. Je l’ai bien évidemment perçu comme un témoignage de confiance à l’égard d’un auteur qui a très certainement effectué son travail avec respect et bienveillance, mais aussi comme un fardeau qui n’a pas dû être facile à gérer émotionnellement quand on découvre le parcours parsemé de violences de Christine Pawlowska.

J’ai également ressenti une profonde reconnaissance pour Pierre Boisson et l’acharnement avec lequel il condamne l’injuste oubli dans lequel sont tombés Ecarlate et son autrice. Les hypothèses avancées pour expliquer pourquoi cette étoile filante littéraire est tombée dans l’oubli sont à la fois intéressantes et désolantes quand on accorde, comme moi, de l’importance à l’égalité des sexes. Aussi, ce portrait “kaléidoscopique”, comme l’auteur le dit lui-même sur France Culture (voir ici), d’une autrice d’une seule œuvre, mis en parallèle avec des destins semblables d’autres femmes de lettres, nourrira je l’espère une réflexion collective sur l’écriture, l’édition et la place que les femmes doivent prendre dans le paysage littéraire francophone.

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